vendredi 11 juillet 2014

Extrait 2



Pour vous, chers lecteurs, deuxième extrait de mon roman :


Chapitre 1


Trois ans plus tôt.

Une lueur blafarde filtrait à travers la fente d’un volet disjoint. Hormis le souffle régulier des enfants endormis, nul bruit ne venait troubler le silence de cette matinée hivernale.
Marietta étouffa un bâillement, ouvrit les yeux et les referma aussitôt. Son corps et son cerveau alourdis de sommeil refusaient de lui obéir. Elle se retourna et décida de s’octroyer encore un instant de paresse, pelotonnée jusqu'au cou dans la chaleur douillette de l’édredon. Elle sentait sur ses joues et son front le picotement familier de la fraîcheur matinale et la vivacité de l’air ne l’incitait guère à émerger de sa torpeur.
Le bêlement douloureux de Bichette qui réclamait sa traite la rappela à la réalité. Aussitôt la longue liste des tâches qui l’attendaient s’imposa à son esprit et elle poussa un soupir résigné.
« C’est l’heure », songea-t-elle en repoussant les couvertures.
Puis, elle s’étira longuement, retardant de quelques secondes le moment déplaisant où elle devrait se lever et poser ses pieds nus sur les lattes noueuses et froides du plancher. La pensée réconfortante du retour imminent de son père lui insuffla le courage qui lui faisait défaut. D'un bond souple, elle sortit du lit, enfila ses vêtements en frissonnant et quitta la chambre sur la pointe des pieds pour ne pas réveiller les petits.
Dans la pièce commune, elle constata avec soulagement que la cheminée abritait encore un épais tapis de braises. Quelques rondins suffirent à raviver le feu et bientôt des flammes hautes et dansantes crépitèrent allègrement. Elle pouvait maintenant aller traire la chèvre dont les appels se faisaient de plus en plus insistants.
Saisissant son seau, la jeune fille ouvrit la porte et se figea un instant sur le seuil.
Durant la nuit, le doigt de Dieu s’était posé sur la campagne environnante, la transformant en paysage céleste, immaculé où la seule évocation terrestre s’échappait en volutes bleutées des cheminées du château. Un instant, elle s’émerveilla devant ce cocon de blancheur scintillante qui éblouissait l’œil et le cœur et remplissait l’âme d’une joie sereine. Puis, elle songea à Martin qui n’était toujours pas rentré et sa joie se mua en inquiétude. Elle leva les yeux vers le ciel et plissa le nez de dépit. De gros nuages bas d’un gris crémeux masquaient un soleil timide et laissaient présager de nouvelles chutes de neige.
« Pourvu que père soit de retour avant ce soir », pensa-t-elle.
Elle n’aimait pas le savoir éloigné de la maison pendant trop longtemps. Ses absences lui pesaient d’autant plus qu’elle était seule désormais pour les assumer. Martin, de son côté, ne quittait pas ses enfants de gaieté de cœur, mais il fallait bien s’y résoudre lorsque le chantier se trouvait à plus de vingt kilomètres du village. Avec cinq bouches à nourrir il ne pouvait se permettre de faire le difficile.
Marietta foula la neige encore vierge de toute trace et s’engouffra dans l’étable attenante. Traire la chèvre ne lui prit que quelques minutes. Le lait s’échappait de ses pis gonflés en longs jets mousseux et puissants. La jeune fille gratifia Bichette d’une caresse appuyée à laquelle l’animal répondit par un bêlement de reconnaissance.
Ce rituel incontournable accompli, elle se hâta de regagner l’habitation. Les enfants n’allaient pas tarder à se
réveiller et elle devait respecter scrupuleusement l’organisation qu’elle avait mise en place au fil des mois si elle ne voulait pas se trouver débordée. Trop de distractions ou de rêveries et sa journée partait à vau-l’eau.
D'abord, s’occuper d’Adrien. Changer ses langes, faire sa toilette, lui donner le biberon sans négliger pour autant les moments de tendres câlins où se tissaient entre son petit frère et elle des liens privilégiés. Ensuite, préparer le petit déjeuner des plus grands, rentrer suffisamment de bois pour alimenter la cheminée durant la journée, faire les lits et laver les langes dont Adrien faisait une consommation excessive. Et pour clôturer la matinée, préparer le repas.
L’après-midi, elle mettait à profit l’accalmie de la sieste du bébé pour se consacrer à la couture ou au repassage. Entre les tâches quotidiennes et celles, récurrentes, qui revenaient immuablement une fois par semaine, comme la lessive et la cuisson du pain, la liste était si longue que Marietta en avait le vertige.
Elle adorait ses frères et sœurs et n’aurait jamais confié à quiconque la charge de s’en occuper. Pourtant, quand le découragement la gagnait, elle songeait avec une tristesse nostalgique aux jours heureux où sa mère était encore de ce monde et régentait la maison avec douceur et détermination. Elle revoyait encore son sourire, la façon dont elle plissait les sourcils pour rappeler à l’ordre le bouillonnant Martial ou l’intrépide Émilie. Et il lui suffisait de fermer les yeux pour ressentir la fraîcheur apaisante de la main maternelle que Mélanie posait sur leur front quand l’un d’eux était malade.
L’évocation de ces souvenirs lui faisait alors monter les larmes aux yeux, et la jeune fille s’empressait de reprendre son travail pour ne pas se laisser aspirer par le vide insondable que la disparition de sa mère avait creusé dans son cœur. Les premiers temps elle en ressentait même une douleur physique qui lui broyait la poitrine et lui coupait le souffle.
Un an, un an déjà, que Mélanie, épuisée par une grossesse difficile et une vie trop rude à laquelle elle n’était pas préparée, s’était éteinte doucement, discrètement, comme elle avait vécu. Terriblement affaiblie par la naissance d’Adrien, elle avait succombé en quelques jours à la fièvre typhoïde.
– Courage, avait murmuré le docteur Garnier en posant une main compatissante sur l’épaule de Martin. Nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir… Hélas, c’est Dieu qui décide !
Et Dieu avait décidé de rappeler Mélanie à Lui.
Du courage, il en avait fallu à l’adolescente de quinze ans à peine pour se substituer à cette mère partie trop tôt et qui laissait derrière elle un mari complètement désemparé et cinq enfants. Anéantis par le choc de ce deuil brutal et douloureux, tous se tournèrent vers elle. Première levée et dernière couchée, Marietta assumait sans se plaindre toutes les corvées ménagères et la charge de ses quatre frères et sœurs. Bien que lourde à porter cette responsabilité s’avérait cependant salvatrice car le surcroît de travail qu’elle occasionnait laissait peu de place à l’expression de sa propre souffrance. Et si la douleur était toujours latente, elle s’était, au fil des mois, amoindrie.
De retour dans la salle commune, la jeune fille se hâta de faire bouillir le lait.
Adeline, la cadette, âgée de dix ans, ne tarda pas à la rejoindre. Elle tenait dans ses bras un Adrien grognon et impatient qui jetait un regard avide sur le biberon que Marietta refroidissait sous un jet d’eau fraîche. La fillette entonna une berceuse pour détourner l’attention du bambin et s’installa dans la chaleur bienfaisante du cantou où le feu ronronnait doucement.
– Je peux lui donner son lait si tu veux, proposa-t-elle avec une lueur d’espoir dans les yeux.
Marietta acquiesça avec un sourire. Elle savait combien sa jeune soeur adorait la seconder dans les soins du bébé, et la fillette s’en acquittait avec sérieux et application. Elle vérifia une dernière fois la température du lait sur le dos de sa main puis lui tendit le biberon.
– Fais attention qu’il ne boive pas trop vite. Tu sais comme il est glouton…
Comme pour lui donner raison, Adrien se mit aussitôt à tirer vigoureusement sur la tétine, ses petites mains agrippées autour du flacon de verre dans la crainte qu’on le lui retire.
Les deux sœurs échangèrent un sourire complice.
De l’étage leur parvenaient des bruits sourds, signe que Martial et Émilie étaient réveillés. Bientôt ils dévaleraient l’escalier, se poussant l’un l’autre comme à leur habitude, au risque de se rompre le cou.
Marietta déposa rapidement sur la table les bols, le lait, le pain et la confiture de mirabelles qu’elle était très fière d’avoir confectionnée elle-même durant l’été. Les enfants en raffolaient et les voir se lécher les doigts, quand ils avaient englouti leur tartine, était pour elle un moment de pur bonheur.
Émilie déboula dans ses jupes avec sa vivacité coutumière, talonnée par Martial un peu frustré de s’être laissé distancer par une gamine de quatre ans. Soucieuse de ne pas attiser leur jalousie réciproque, Marietta embrassa avec la même chaleureuse affection les joues roses qu’ils lui tendaient.
Le petit déjeuner se passa sans encombre. Adrien, repu, gazouillait gentiment sur les genoux d’Adeline, tandis que Martial et Émilie, excités par la perspective d’une bataille de boules de neige, retrouvaient une complicité toute fraternelle.
Dehors, le soleil se faisait plus présent, trouant le ciel de larges plages d’un bleu lumineux. Les gros nuages s’effilochaient sous l’effet de ses rayons et la menace de nouvelles chutes de neige s’éloignait avec eux. Marietta en conçut un regain d’énergie et, après avoir baigné et changé Adrien, elle le confia à la garde d’Adeline et s’attela au ménage. Elle voulait que la maison soit propre pour le retour de leur père.
L’après-midi les trouva à nouveau réunis dans la cuisine. Adrien dormait à l’étage. Martial et Émilie, les joues bleuies de froid, réchauffaient leurs doigts gourds devant la cheminée. Ils s’en étaient donné à cœur joie et un bonhomme de neige trônait fièrement en plein milieu de la cour. Leurs prunelles pétillaient encore d’excitation tandis qu’ils commentaient leurs exploits respectifs.
– Demain, j’irai faire de la luge, affirma Martial en se frottant les mains.
– Moi aussi, renchérit Émilie qui ne voulait pas être en reste.
Son frère lui jeta un regard méprisant.
– Pas question, tu es trop petite et c’est dangereux !
– C’est pas vrai, ze suis pas petite, s’indigna la fillette en tapant du pied.

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