lundi 6 octobre 2014

Extrait 6


Un nouvel extrait...


Elle songea soudain avec angoisse que Pierre n’avait que vingt-trois ans, Adrien vingt-sept. Ils seraient les premiers à partir. Les premiers, peut-être, à… Non, elle ne les laisserait pas faire. Cette guerre n’était pas la leur. Si les hommes étaient assez fous pour s’entre-tuer, eh bien, qu’ils le fassent sans eux. Cela ne les concernait pas. Pierre ne partirait pas, Adrien, non plus !
Le carillon du magasin tinta joyeusement, suivi d’une cavalcade dans l’escalier. La voix de Pierre se fit entendre, claire, exaltée :
– Maman, cria-t-il en brandissant le journal à bout de bras. On a tué Jaurès. Cette fois-ci, on n’y coupe pas.
– On va leur mettre une avoinée aux Pruscos ! renchérit Adrien qui arrivait sur ses talons. On va leur faire comprendre une bonne fois pour toutes que…
Il s’arrêta net, brisé dans son élan patriotique par le visage livide de Marie.
– Ben, c’est vrai quoi ! reprit-il décontenancé. On les remet à leur place un bon coup, et on en parle plus.
Sous le regard tranchant qu’elle lui lança, il se sentit, brusquement, redevenir le galopin indiscipliné qu’elle corrigeait d’une calotte.
– Tais-toi, dit-elle d’une voix sourde. Ça vaudra mieux que de dire des bêtises.
Pierre s’approcha doucement et la prit dans ses bras. Il la dépassait d’une bonne tête mais avait gardé, à son égard, les gestes affectueux de son enfance.
– T’inquiète pas, m’man ! souffla-t-il à son oreille. Adrien a une façon un peu crue de dire les choses, mais c’est lui qui a raison. Puisque, maintenant, la guerre est inévitable, autant y aller de bon coeur et en finir rapidement. Plus tôt on réglera le problème, plus vite on sera rentrés.
– Et tes études ? Tu y penses à tes études ? Tu ne vas tout de même pas les abandonner.
L’obstination de sa mère à nier l’évidence le fit sourire.
– J’ai bien peur qu’on ne me laisse pas le choix, maman. Mais, ne t’inquiète pas, je les reprendrai à mon retour. C’est l’affaire de quelques semaines, quelques mois tout au plus… Tu verras, à Noël, tout cela ne sera plus qu’un mauvais souvenir.
Il glissa son index replié sous son menton, comme le faisait Guillaume autrefois, et la força à relever la tête. Elle vit, dans la similitude du geste, un signe de bon augure.
– Je passerai Noël avec toi, je te le promets, fit-il en effleurant sa joue d’un baiser.
Elle essuya furtivement une larme et se remit à touiller la daube pour se donner une contenance. Elle s’en voulait de s’être laissée aller devant les enfants, mais la peur l’amollissait, lui coupait les jambes, explosait dans sa tête en éclats déchirants.
« Seigneur, qu’allons-nous devenir ? » songea-t-elle. Dans un éclair de lucidité elle sut, instinctivement, que cette peur viscérale, animale, qui lui tordait les entrailles, allait devenir sa compagne fidèle, implacable, durant les jours, les semaines, voire les mois à venir.
Derrière elle, les jeunes gens commentaient la nouvelle à voix basse, comme s’ils craignaient de la choquer par leur lyrisme tricolore. Seule Lucie restait silencieuse.
« Elle a compris, elle aussi », pensa Marie. Elle a compris que sa jeunesse, son insouciance allaient partir en même temps que Pierre. Que rien ne serait jamais plus comme avant. Il faut un coeur de femme pour sentir ça. Les hommes, eux, étaient trop prompts à s’enflammer. Même les plus raisonnables trouvaient dans les mots Honneur, Patrie, un prétexte à jeter leur gourme. Ça leur tenait le ventre. Mais, elles, que leur restait-il pour tenir debout dans ce monde pris de folie destructive ?
La voix de Pierre la tira de ses réflexions amères :
– Je raccompagne Lucie chez elle, fit-il en repoussant sa chaise. Je serai de retour avant midi.

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