Un nouvel extrait :
Et puis, ce fut l’attente, interminable, insoutenable, où chaque bribe d’information devenait une denrée rare, précieuse. Les journaux se montraient optimistes, encensaient le patriotisme et le courage des braves soldats français et critiquaient sans ambages l’incompétence et la cruauté des armées allemandes.
Le 22 août, ils annonçaient la prise de Mulhouse.
« L’Alsace va redevenir française » titraient-ils en gros caractères. Ce qu’ils omettaient de mentionner, c’est que Mulhouse avait dû être évacuée dès le lendemain. Chaque communiqué ne parlait que de victoires, jamais des morts ou des blessés que celles-ci avaient occasionnés.
Tant d’enthousiasme écoeurait Marie. Ce bourrage de crâne lénifiant n’abusait plus personne mais, sans nouvelles du front, elle se raccrochait malgré elle à l’infime espoir que ces feuilles de chou devaient bien contenir une parcelle de vérité.
On s’échangeait les dépêches quand il y en avait. Les plus chanceux lisaient leur courrier à haute voix aux voisins moins fortunés qui n’avaient pas été élus par monsieur Galignon, le préposé aux Postes.
Cet homme, jusque-là ordinaire, était devenu l’homme le plus populaire, le plus convoité du quartier. Celui qu’on guettait derrière le carreau ou que l’on attendait impatiemment sur le pas de la porte. Comme investi d’une mission sacrée, il promenait sa précieuse sacoche de cuir à travers les rues, dispensant joie ou déception, selon le cas. Pour un peu, gonflé de son importance et des généreuses rasades de vin qu’on lui offrait sur son passage, il se serait pris pour Dieu le Père.
Depuis le départ des garçons, Marie n’avait reçu qu’un petit mot d’Adrien, griffonné à la hâte entre deux trains, mais elle était sans nouvelles de Pierre. Chaque jour naissait l’espoir d’une lettre qui s’évanouissait avec la venue du facteur.
– Rien pour vous, madame Bertaud. Désolé, demain peut-être !
Un sourire de circonstance, une main levée à la casquette, et il passait. C’était fini. L’attente reprenait, de plus en plus insupportable, de plus en plus douloureuse. Il fallait patienter, patienter encore. Et les jours succédaient aux jours.
Enfin, au matin du 28 août, la moustache frémissante et l’oeil guilleret, Jules Galignon poussa la porte de l’épicerie en brandissant comme un trophée une lettre où Marie reconnut aussitôt l’écriture hachée de Pierre. C’est à peine si elle ne la lui arracha pas des mains. Indifférente à la présence du postier, toujours à ses côtés, elle déchira fébrilement la fine enveloppe et lut avec avidité les quelques lignes tracées au crayon gris. Enfin, rassurée sur le sort de son fils, elle leva sur l’homme providentiel un regard mouillé de gratitude.
– Il va bien, dit-elle. Il va bien…
Elle répéta la phrase plusieurs fois pour bien se convaincre de la réalité des mots et se laissa tomber,
brusquement, sur un tonneau de sel, les jambes coupées par l’émotion.
– Ben, voyez qu’il fallait pas vous en faire, rétorqua Jules Galignon, habitué à présent à ce genre de manifestation. Il est solide, votre p’tit gars, mais il faut leur laisser le temps de s’organiser.
Puis, voyant qu’elle était trop bouleversée pour penser à lui offrir le verre de vin rituel, il ajouta avec philosophie :
– Allez, bonne journée ma p’tite dame. À la prochaine.
Le carillon de la porte tinta joyeusement, saluant sa sortie. Alors, avec d’infinies précautions, comme si le papier était aussi fragile que du cristal, elle déplia à nouveau la feuille quadrillée et la relut en savourant chaque mot.
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