Chapitre 1 (suite)
Marietta s’apprêtait à calmer les esprits quand la porte s’ouvrit violemment sous la poigne vigoureuse de Martin Fontanier et une bouffée d’air glacial s’engouffra avec lui dans la pièce. L’homme s’ébroua, racla ses grosses chaussures pour en éliminer les traces de neige et de boue et retira son chapeau.
Le visage apparut, rougi par le froid avec de grands yeux sombres sous des sourcils épais qui durcissaient un peu les traits sans pour cela en atténuer la beauté. Il se dégageait de sa haute silhouette, dont la taille atteignait six pieds deux pouces, une impression de force et de puissance qui aurait pu en intimider plus d’un. Pourtant, dans le regard qu’il jeta sur ses enfants, on pouvait lire une infinie tendresse et de sa stature imposante émanait une profonde bonté.
– Papa ! s’écria Émilie en se jetant à son cou.
La fillette, charmeuse, s’agrippait aux épaules de son père comme un petit chat sauvage, embrassait ses joues fraîches et râpeuses. Subrepticement, elle glissa à son oreille :
– Tu m’as manqué, tu sais.
Moitié riant, moitié grondant, Martin se libéra des petites mains qui enserraient sa nuque.
Prenant sa fille dans ses bras, il déposa un baiser sonore sur sa joue rose et rebondie et se laissa lourdement tomber sur une chaise. Il paraissait fatigué.
– Ouf ! Ça fait du bien de se retrouver chez soi, lança-t-il avec un soupir de soulagement.
Puis, sa bouche se fendit d’un large sourire.
Comme s’ils n’attendaient que ce signal, les enfants vinrent, l’un après l’autre, se serrer contre lui. Émilie se jucha d’emblée sur ses genoux et lança un regard de défi à son frère. Le garçonnet haussa les épaules pour montrer que l’attitude possessive de sa cadette ne l’impressionnait pas. À sept ans, il avait passé l’âge de ces démonstrations d’affection puériles. Néanmoins, il se plia de bonne grâce à la caresse de la main paternelle dans ses cheveux ébouriffés.
Martin, à qui la tentative d’intimidation de la fillette n’avait pas échappé, adressa un clin d’œil complice à son fils.
– Alors, mon grand, as-tu bien veillé sur tes sœurs pendant mon absence ?
– Alors, mon grand, as-tu bien veillé sur tes sœurs pendant mon absence ?
Martial se rengorgea et hocha la tête avec gravité.
– Bien sûr, papa, comme tu me l’avais demandé.
– Il n’a pas eu grand-chose à faire, intervint Adeline en venant à son tour embrasser son père. Marie et moi, on s’occupe de tout.
Le garçon haussa à nouveau les épaules face à la mauvaise foi typiquement féminine dont ses sœurs l’accablaient. Martin dissimula un sourire derrière sa moustache et lança un regard interrogateur à sa fille aînée.
– La semaine s’est bien passée ?
Marietta acquiesça.
L’éducation des enfants ne lui posait pas trop de problèmes. Les petits l’adoraient et, dans la mesure du possible, cherchaient à lui faciliter la tâche. Adeline se montrait même d’une aide précieuse.
Pour l’heure, la santé de son père l’inquiétait davantage. Elle nota d’un regard les larges cernes, les yeux striés de fines veinules, les joues grises sous une barbe de trois jours. Il travaillait trop. Sans transition, il était passé d’une prostration alarmante à une activité effrénée, presque excessive.
La jeune fille gardait encore en mémoire les jours douloureux qui avaient suivi la disparition de Mélanie. Martin s’était alors écroulé, comme frappé par la foudre. Le regard éteint, réfugié dans un mutisme décourageant toute tentative d’approche, il s’isolait de longues heures dans son atelier sans qu’aucun son ne trahisse une quelconque activité. Il resta ainsi plusieurs jours, abattu, anéanti, absorbant comme un automate la nourriture qu’on lui présentait. C’est à peine s’il s’apercevait de la présence de ses enfants qui, pourtant, en ces heures tragiques avaient plus que jamais besoin de lui.
Marietta ne le reconnaissait plus. Il s’absentait de plus en plus souvent, négligeait ses chantiers et la jeune fille le soupçonnait de passer de longues heures à l’auberge du village. Elle s’en apercevait à la façon dont il fuyait son regard lorsqu’il s’asseyait, honteux, à la table familiale.
Un soir, alors qu’elle venait de coucher les enfants à l’étage, elle entendit un bruit de chaise renversée. Quand elle sortit de la chambre, elle le trouva gisant au pied de l’escalier. Malgré ses efforts, elle ne parvint pas à le relever et se résolut à glisser simplement un coussin sous sa tête. Son haleine, fortement avinée, ne laissait aucun doute sur son état.
Cette nuit-là, l’adolescente eut du mal à trouver le sommeil.
Des flashs d’un bonheur révolu éclataient dans sa tête, réveillant la douleur sourde de l’absence. Elle pleura longtemps sur la perte de cette mère qu’elle adorait, sur la démission de son père dont ce deuil révélait les failles, et sur la fin de cette enfance choyée que Mélanie avait irrémédiablement emportée avec elle.
Au matin, lorsqu'elle descendit, Martin était déjà levé. De l’atelier, lui parvenait le crissement caractéristique de la scie. Dieu merci, il était enfin sorti de cette apathie dans laquelle il s’enlisait depuis plus d’un mois. Marietta s’en réjouit tout en appréhendant l’instant où ils se retrouveraient face à face.
Le long regard de souffrance qu’il lui lança à son retour la bouleversa jusqu'au tréfonds de l’âme. Toujours muré dans son silence, ses yeux imploraient son pardon.
Ils n’évoquèrent, ni l’un ni l’autre, l’incident de la veille mais, à partir de ce jour, Martin évita l’auberge Brémont et se jeta à corps perdu dans le travail. Visiblement, il ne ménageait pas ses efforts pour effacer de la mémoire de sa fille sa conduite peu glorieuse. Poussé par un sentiment de culpabilité bien compréhensible, il en faisait trop et Marietta craignait, à présent, pour sa santé.
Elle posa sur lui un regard maternel. Il avait encore maigri. La fatigue creusait ses traits et marquait sa bouche de deux rides profondes. Pourtant, une lueur fugitive, une petite flamme encore indécelable quelques jours auparavant, brillait imperceptiblement au fond de ses prunelles, comme si la vie revenait doucement dans son âme meurtrie.
Loin de se douter de l’examen détaillé auquel sa fille le soumettait, Martin extirpait de sa musette au ventre rond un jeune lièvre récemment pris au collet.
– Tiens, dit-il en le lui tendant. Voilà de quoi nous préparer un bon civet et te redonner quelques couleurs. Je te trouve bien pâlotte, ma fille !
Puis, il plongea la main dans sa poche et en ressortit cinq pièces de bronze et trois pièces d’argent qui tintèrent joyeusement quand il les déposa sur la table.
– Le père Leroux m’a enfin payé l’arriéré et m’a parlé d’un nouveau chantier, expliqua-t-il. Si tout marche comme prévu, j’ai du travail assuré jusqu'à l’été. J’ai aussi rencontré madame Bellot. Tu te souviens d’elle, Marie ?
Sans attendre la réponse, il enchaîna :
– Une bien brave femme, cette mercière ! Elle m’a dit qu’elle avait besoin de quelqu'un de confiance pour l’aider à terminer à temps une grosse commande et elle a pensé à toi. Si tu es d’accord, naturellement ! Elle te paierait dix à quinze sous par pièce.
Comme Marietta restait silencieuse, Martin s’étonna :
– Je pensais que cette nouvelle te ferait plaisir. Qu’est-ce qui te tracasse, petite ? Tu as peur de n’avoir pas assez de temps ? Adeline est grande maintenant. Elle peut t’aider à la maison et s’occuper des petits, n’est-ce pas Ady ?
– Oh, sûr, papa ! confirma la fillette dont les joues se coloraient de fierté.
Marietta secoua la tête.
– Non, père, ce n’est pas cela. Même s’il est vrai que je n’ai pas beaucoup de temps malgré l’aide d’Adeline… Je me demandais seulement pourquoi cette dame que je ne connais pas a pensé à moi. Je ne l’ai vue que deux fois avec maman. Je devais avoir onze ou douze ans à l’époque. Alors, je suis un peu surprise qu’elle se souvienne de moi…
Martin toussota pour s’éclaircir la gorge, prit sa fille par la main et, lui désignant la chaise libre à côté de lui, reprit :
– Vois-tu, petite, il n’y a aucun mystère là-dessous. J’ai rencontré madame Bellot il y a trois mois environ. Elle voulait refaire la porte de sa cuisine et aménager une cabine d’essayage pour ses clientes. Alors, on s’est mis d’accord pour les travaux. Quand tout a été fini, elle était tellement contente du résultat qu’elle m’a offert un café, et nous avons bavardé un peu. Elle est veuve, elle aussi, tu sais ! Nous avons parlé de ta pauvre maman, et là, elle m’a dit qu’elle regrettait bien que Mélanie ne soit plus là, car elle avait du mal parfois à finir à temps certaines commandes délicates. Tu comprends, son employée se fait vieille et elle n’y voit plus assez pour les broderies fines.
Martin reprit sa respiration, comme si ce long récit l’avait épuisé, tapota la main de sa fille, et avec un sourire conclut :
– Alors, je lui ai parlé de toi. Je lui ai dit que ta mère t’avait appris à coudre et à broder et que tu tenais d’elle tes doigts de fée… Bref, aujourd'hui, quand je suis passé devant sa porte, elle est sortie me dire qu’elle aurait sûrement besoin de toi très bientôt. Et voilà, c’est comme je te le dis !
Il y avait longtemps que son père ne s’était montré aussi volubile.
Depuis un an, il était plutôt avare de mots, ne communiquant avec ses enfants que par monosyllabes. Seule Émilie, avec ses cajoleries, arrivait à lui faire abandonner pendant quelque temps son air taciturne. Mais, cela ne durait guère. Aujourd'hui, sa longue tirade et le message qu’elle contenait avaient rendu sa fille muette d’étonnement.
– Alors, te voilà changée en statue, petite ! En tout cas, réfléchis, car madame Bellot va sûrement venir te faire sa proposition dans la semaine.
– C’est tout réfléchi, s’écria Marietta retrouvant brusquement sa voix. C’est oui, naturellement ! Je suis si…
Un long cri strident empêcha l’adolescente d’exprimer son enthousiasme. Adrien, que tous semblaient avoir oublié dans l’euphorie du retour de leur père, se rappelait à eux en hurlant très fort, comme à son habitude.
– Il a le réveil difficile, constata Martin avec philosophie. Va donc le chercher, Marie, que je lui apprenne les bonnes manières…
Marietta revint avec le bébé dans ses bras.
Celui-ci, parfaitement calme à présent, contemplait de ses grands yeux azur la famille rassemblée. Son regard allait de l’un à l’autre avec un sourire satisfait. Comme un jeune roi despotique, il prenait possession de son petit monde. Il est vrai que tous étaient sous le charme du bambin. Même Martial, qui à sa naissance l’avait rejeté, le rendant responsable de la mort de sa mère, avait fini par succomber et jouait avec lui quand ses sœurs ne pouvaient s’en occuper. Habitué à retenir l’attention, l’enfant ne supportait pas la solitude et poussait des hurlements dès qu’il se retrouvait seul. Mais la facilité déconcertante avec laquelle il passait des cris aux rires dénotait d’un heureux caractère, et tous lui pardonnaient volontiers ce petit travers.
Martin prit son fils dans ses bras et le fit sauter très haut au-dessus de sa tête. L’enfant se mit à rire aux éclats, ravi de cette démonstration paternelle que la rareté rendait plus précieuse encore.
Marietta observait la scène, attendrie par le tableau étrange que formaient l’homme et le bébé. L’un, grand, puissant, avec de larges épaules, le teint hâlé et buriné par le travail au grand air, la moustache brune et fournie surmontant une bouche volontaire qui retrouvait aujourd'hui le sourire d’autrefois. L’autre, fragile et rond, la peau rose et laiteuse, avec de grands yeux clairs rieurs ouverts avec avidité sur le monde extérieur. Si différents l’un de l’autre et pourtant si proches à cet instant.
La jeune fille ne savait pas encore à quoi, ou à qui, attribuer cette renaissance qu’elle sentait poindre dans l’attitude de son père, mais son premier réflexe fut d’en remercier le ciel à qui elle adressa une prière muette.
À cet instant, son regard croisa celui de Martin.
« Ne t’inquiète pas, petite, ça va aller. J’ai repris les choses en main », semblaient lui dire ses yeux en s’attardant dans les siens.
La jeune fille avait perçu le message. Le cœur soudain allégé, elle lui adressa un sourire confiant. Il rompit le contact le premier, eut un frisson des épaules comme s’il voulait se défaire d’une émotion trop forte.
– C’est bien beau tout ça, mais j’ai du travail, moi ! s’écria-t-il en déposant l’enfant sur les genoux d’Adeline. Faut que je décharge la charrette avant la nuit. Le père Leroux m’a donné des chutes de bois. Préviens-moi, petite, quand la soupe sera prête. Je me sens un appétit d’ogre aujourd'hui.
En deux enjambées il atteignit la porte et la referma bruyamment derrière lui.
Ignorant les récriminations de Martial et Émilie qui se disputaient les faveurs d’Adrien, Marietta se mit aussitôt à préparer le repas. Et, tandis que le civet mijotait dans la cheminée, exhalant un agréable parfum d’épices, elle songeait avec un enthousiasme teinté d’appréhension à la nouvelle vie qui s’ouvrait devant elle. Cumuler la charge de la maison et un travail à l’extérieur n’allait pas être de tout repos, mais elle y arriverait.
La perspective d’évasion était trop tentante pour qu’elle y renonce.
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